Pour comprendre ce qui est arrivé et
pourquoi à ce moment particulier, nous devons remonter dans le temps
afin de découvrir les raisons cachées de cette agression russe en
Syrie.
Attaques contre l'ASL
Après l'assassinat du journaliste
américain par Daech (août 2014), et la mise sur pied d'une
coalition internationale par les États Unis (EU), visant à en finir
avec Daech, feignant d'ignorer que la cause réside d'abord dans le
régime syrien, les EU ont exprimé leur souhait de coopérer avec
les forces de l'opposition syrienne modérée, afin d'en faire des
alliées dans le combat contre Daech. Tous les regards étaient alors
tournés vers la brigade des Martyrs de Syrie, dirigée par Jamal
Maarouf, et le mouvement HZM dirigé par le général Salim Idriss.
Il s'agit des plus importantes formations armées au nord de la
Syrie, relevant de l'Armée Libre et basées à Alep et Idleb. Elles
sont soutenues par les EU. À la suite de cette déclaration
américaine, le mouvement Ahrar Al Cham et le Front Al Nosra ont
attaqué par surprise la brigade des Martyrs de Syrie. Un mois plus
tard, le mouvement HZM était attaqué. Ainsi, les deux forces
essentielles sur lesquelles devaient s'appuyer les EU ont été
liquidées.
À ce stade de la mi-2014, il était
clair que la Turquie était derrière les islamistes d'Ahrar Al Cham
et du Front Al Nosra. La Turquie refusait l'objectif de la coalition,
feignant d'oublier Bachar Al Assad. Elle refusait aussi que les EU se
soient appuyés sur le PYD (2), la branche du PKK en Syrie. Ce
dernier est connu pour sa coordination avec le régime syrien au
nord, et sa participation à la répression des manifestations
pacifiques dans les régions kurdes au début de la révolution.
Cette attaque de l'Armée libre par le
Front Al Nosra et Ahrar Al Cham a eu un impact important dans la
population. Le ressentiment populaire à leur endroit a crû à un
point tel qu'il a failli menacer leur existence, n'eût été leur
sauvetage par le régime qui leur a permis de remporter une victoire
importante à Wadi Dhif, qui a contribué à atténuer le
ressentiment populaire. Il leur a remis en moins de douze heures la
garnison.
Il faut savoir que Wadi Dhif était
assiégé depuis plus d'un an et demi par l'Armée libre et que près
de 1500 soldats de cette dernière sont tombés au cours de ce siège
et des tentatives vaines de le libérer. Cette base est considérée
comme responsable de la plupart des bombardements de la banlieue
d'Idleb. Il n'y a pas une famille de cette banlieue qui n'ait été
victime de cette garnison de Wadi Dhif, en termes de blessés, de
morts, ou de destruction de domiciles. La reprise de la garnison de
Wadi Dhif par Ahrar Al Cham et le front Al Nosra était
révolutionnaire pour tous les habitants de la banlieue d'Idleb. Cela
a permis au Front Al Nosra et Ahrar Al Cham de dire qu'ils avaient
chassé l'Armée libre parce qu'elle collaborait avec le régime,
preuve en était la libération de la base de Wadi Dhif en moins de
douze heures. La plus forte présence du Front Al Nosra et d'Ahrar Al
Cham était alors enregistrée tandis que l'Armée libre perdait en
influence.
La question du PYD
En face, les EU ont poursuivi leur
alliance avec le PYD contre Daech jusqu'à la libération de la ville
de Tall Abiadh proche de Raqqa, la capitale de Daech. Les forces de
Daech se sont retirées de Tall Abiadh sans combat. Des rumeurs ont
fait état d'un accord entre le PYD et Daech pour le retrait de Daech
de cette ville qui compte un nombre relativement important de Kurdes
et sa remise au PYD en échange d'une non intervention de ce dernier
dans l'attaque des zones majoritairement arabes dominées par Daech,
notamment Raqqa. Ces rumeurs se sont avérées justes avec l'annonce
par Salah Muslim, le dirigeant du PYD, que ses troupes ne
participeraient pas à la libération de Raqqa. Cela a jeté un froid
entre le PYD et les EU.
Lorsque les États-Unis ont commencé à
négocier avec la Turquie leur intervention ou leur participation à
la coalition anti Daech, la Turquie les a autorisés à utiliser
l'aéroport d'Incirlik près de la frontière syrienne. Elle a
annoncé sa participation aux attaques contre Daech moyennant un
accord avec les EU sur l'établissement d'une zone tampon au nord de
la Syrie, sa revendication. On était alors à la mi juillet 2015,
mais la Turquie a attaqué principalement le PYD et de façon
secondaire Daech. C'est alors que les EU se sont rétractés sur la
zone tampon et ont annoncé conjointement avec l'Allemagne à la mi
août de la même année leur intention de retirer les missiles
Patriot de Turquie, disposés aux frontières turco syriennes pour
les protéger d'une éventuelle violation de l'espace aérien turc
par les missiles ou les avions syriens. C'est alors qu'ont commencé
plusieurs processus parallèles.
Vers une intervention russe
Le premier est le processus russe. Après l'annonce conjointe de l'Allemagne et des EU de leur intention
de retirer les missiles Patriot de Turquie, des fuites dans la presse
russe et celle du régime syrien ont fait état du renforcement des
bases militaires en Syrie, destinées à l’accueil des soldats
russes et à l'intensification du soutien russe à Bachar Al Assad.
Au début du mois de septembre, soit deux semaines environ après
l'annonce du retrait des missiles Patriot, le journal israélien
Yediot Aharonot a rapporté que, selon des sources diplomatiques
occidentales, la Russie enverrait des milliers de soldats et des
dizaines d'avions en Syrie pour combattre Daech et les forces de
l'opposition syrienne. L'opération a commencé avec l'extension de
l'aéroport d'Hamimim à Lattaquié. Des navires militaires russes
ont pris la mer à destination de la Syrie, notamment pour certains
par le détroit du Bosphore.
Le second consista en l'accélération
des initiatives turques pour créer une zone tampon au nord d'Alep.
Elle a utilisé des forces islamiques affidées, telles les Frères
musulmans, le mouvement Ahrar Al Cham et autres et a demandé au
Front Al Nosra d'évacuer la zone tampon qu'elle projetait d'établir.
Le tribunal islamique d'Alep a émis plusieurs décrets interdisant
l'utilisation de la monnaie syrienne et la remplaçant par la monnaie
turque. La Turquie facilitait simultanément le passage des réfugiés
de son territoire vers l'Europe afin d'en faire un moyen de pression
sur cette dernière aux fins de la convaincre que la meilleure
solution pour endiguer le flux des réfugiés était l'établissement
d'une zone tampon offrant une protection à près de cinq millions de
personnes.
Le troisième est la feuille de route
de De Mistura (3) proposée à l'ONU, alignée sur la position russe,
dont le point important est la tenue de négociations entre le
régime, la société civile et l'opposition, à condition qu'il
détermine la composition de la délégation de cette dernière. Les
négociations devraient déboucher sur la constitution d'une
assemblée transitoire, adoubée d'un conseil militaire commun de
l'opposition et du régime, dont la mission serait de combattre le
terrorisme. La feuille de route se conclut sur la tenue d'élections
mais n'évoque pas Al Assad. Elle propose un comité de liaison
international de parrainage et de supervision de cet accord .
Le quatrième processus se joue sur le
terrain : les forces de l'opposition qui ont progressé au nord de la
Syrie et leurs soldats ont libéré la quasi totalité d'Idleb et de
sa banlieue. L'opposition s'est rapprochée de Lattaquié, le
principal fief du régime. À Damas, l'opposition a remporté des
victoires importantes. Vingt-cinq positions ont été libérées en
banlieue. La route stratégique entre Damas et Homs a été coupée.
Le régime syrien a commencé à vaciller et les signes de la chute
sont patents.
L'armée russe frappe l'Armée Libre
Yediot Aharonot avait fait état de
l'arrivée prochaine de l'armée russe, comme nous le disions plus
haut. Effectivement, l'armée russe est arrivée et a commencé ses
opérations militaires le 30 septembre. Les missiles Patriot ont été
retirés quelques jours plus tard. Les lois de la navigation aérienne
ont été réactivées pour empêcher des collisions entre avions
russes et avions de la coalition.
Les coups russes se sont concentrés
sur l'Armée libre, notamment dans les zones où elle avait progressé
récemment, soit aux abords de Lattaquié, à Idleb, Hama et autour
de Damas. Cette attaque russe a été concomitante d'une attaque de
Daech sur les régions contrôlées par l'opposition à Alep. Cette
dernière a été alors prise en tenaille entre les forces du régime,
les milices iraniennes et les forces russes à l'ouest et au sud, et
Daech à l'est, ciblant essentiellement l'Armée libre sans
s'approcher d'Ahrar Al Cham ou du Front Al Nosra.
Ainsi, les avions de la coalition
frappent essentiellement Daech en Irak tandis que les avions russes,
les forces du régime et Daech frappent l'Armée libre en Syrie,
entraînant une nouvelle vague de réfugiés du nord de la Syrie qui
participe au déferlement en Europe.
Les propositions de De Mistura et de
Poutine
À ce stade, les circonstances sont
propices à la mise en œuvre de l'initiative de De Mistura
correspondant à la vision russe. Le groupe de liaison, c’est à
dire le comité de Vienne, a commencé à discuter d'un avenir pour
la Syrie et de modalités d'opérations de paix, sans qu'un seul
Syrien n'en soit partie prenante, à l'exception du maître d'hôtel
où se tiennent les réunions, comme l'ont noté les Syriens
sarcastiques. La Russie a mis sur pied une nouvelle initiative à
savoir une banque d'objectifs communs pour la Russie et la coalition
internationale, qui ajoute que toute partie militaire refusant
d'entrer dans cette opération pacifique, deviendra une cible commune
de la coalition et de la Russie.
Les propositions de De Mistura et des
Russes posent plusieurs problèmes. Le premier est que De Mistura
choisit la délégation de l'opposition. Il y a lieu de craindre que
soient intégrées des parties considérées par la Russie comme
opposantes à l'instar de Kadri Jamil, vice Président du conseil des
ministres syrien et affidé de Bachar Al Assad. Mais il est vendu par
le régime et les Russes comme opposant, comme d'autres. On
rejouerait les conférences de Moscou de l'opposition syrienne
puisqu'on retrouve parmi les présents nombre de noms de soutiens du
régime, et qui combattent même avec lui, mais que le régime et les
Russes présentent comme opposants. Le deuxième point concerne le
maintien de Bachar Al Assad et la banque des objectifs, puisque le
maintien de Bachar Al Assad dans l'étape transitoire entraînera le
refus des négociations de la majorité de l'opposition armée,
impliquée dans la banque des objectifs, et cela aura pour corollaire
que la coalition internationale et les Russes frapperont l'opposition
syrienne.
Le maintien de Bachar, un obstacle
majeur
Si cela devait se réaliser à
l'avenir, cela ne serait aucunement une solution pour la Syrie, la
guerre continuerait pour une durée indéterminée tant que les
Russes camperont sur leurs positions. Il aurait été plus utile pour
l'émissaire international qu'est De Mistura de constituer une
délégation syrienne émanant de la charte du Caire de 2012, une
charte élaborée par toutes les forces de l'opposition syrienne,
ratifiée par Moscou comme par l'Occident alors. Et il aurait été
plus utile pour les pays participants à Vienne d'affirmer que
l'avenir de la Syrie est consacré par la charte du Caire au lieu
d'affirmer que l'avenir de la Syrie est l’État laïc, sans
consultation du peuple syrien, ce qui va être saisi comme prétexte
par beaucoup de forces islamiques en Syrie pour refuser les points
des réunions de Vienne, l'avenir de la Syrie y étant selon eux
défini par l'Occident et la Russie. Il faut savoir que la charte du
Caire affirme la démocratie en Syrie, sa pluralité et sa laïcité.
Elle a été proposée par les forces nationales syriennes, balayant
ainsi les prétextes des islamistes.
Le maintien de Bachar Al Assad sera
l'obstacle majeur à la paix en Syrie, si nous sommes d'accord que le
régime syrien est un régime qui gravite autour de Bachar ; dans le
cas de son maintien au pouvoir, son système et les forces qui le
soutiennent contrecarreront toute solution pacifique. L'expérience
yéménite est là pour nous rappeler que Ali Abdallah Salah a
continué à gérer ses partisans dans le but de faire avorter toute
solution politique. Nous ne devons pas nous attendre à ce que Bachar
Al Assad, qui est responsable de l'exil de la moitié du peuple
syrien, de l'assassinat de plus d'un demi million de civils et de la
destruction de toute la Syrie pour se maintenir au pouvoir autorisera
une solution pacifique. Nous savons qu'il ne ménagera aucun effort
pour faire avorter le processus de paix.
Shadi Abu Fakher
Traduction de Luiza Toscane
(1) Harakat Zaman Mohammad ou Mouvement
du Temps de Mohammad (NDLT).
(2) Partiya Yekitiya Demokrat ou Parti
de l'Union Démocratique (NDLT).
(3) Staffan De Mistura, émissaire des
Nations Unies pour la Syrie depuis juillet 2014 (NDLT)
Article paru dans la revue
papier l'Emancipation ( http://emancipation.fr/spip.php?article1203 ), décembre 2015 et également publié sur plusieurs sites internet.